vendredi 30 mai 2014

L'empreinte ; Corps, deuxième partie


« Ce qui est sensible à Lascaux, ce qui nous touche, est ce qui bouge. Un sentiment de danse de l’esprit nous soulève devant ces œuvres où, sans routine, la beauté émane de mouvements fiévreux : ce qui s’impose à nous devant elles est la libre communication de l’être et du monde qui l’entoure, l’homme s’y délivre en s’accordant avec ce monde dont il découvre la richesse. »



Si les mots que prononce Bataille dans Lascaux ou la naissance de l'art sont si bouleversants, c'est sans doute parce qu'ils rendent compte d'une fascination étrange : les empreintes des mains laissées par des homo sapiens, 18 000 ans av. J.C, sont à la fois des traces, et donc lieux où les frontières du temps sont floues et qui dansent dit Bataille: "ce qui nous touche, c'est ce qui bouge". L'empreinte c'est une image "qui bouge" : elle vient du passé et surgit en un éclair dans le présent, elle est à la fois distincte et pourtant en mouvement, elle surgit et s'échappe. Comme Bataille l'avait appréhendé, d'un regard enfin, l'empreinte laissée par le corps est une image vraie du passé, image-mémoire et corporelle, image pulsative surtout car toujours bel et bien vivant paradoxalement. L'empreinte est imprégnation d'une forme dans une matière plastique ou sur un support. Elle fait du corps l'outil de la représentation, ce dernier se fait pinceau mais aussi sujet de la représentation car sa propre empreinte devient objet à contemplation ; elle est créatrice du sujet et elle est le sujet. Mais elle est autre. Au-delà de cet aspect visuel se dissimule une histoire car elle est la trace d'une présence humaine. L'empreinte n'est pas précise, c'est une trace, elle ne fait qu'évoquer, suggérer le corps. 



L'empreinte se fait vestige, court instant extrait de la linéarité de la vie d'un corps imprégné dans la matière. Cette empreinte de pas humain sur la lune et ces empreintes de mains préhistoriques sont traces du passage de l'homme dans un milieu. L'empreinte est ce qui reste de l'homme alors que lui-même n'est plus présent, elle est souvenir de sa présence et donc vestige. Alors que ce passage humain et son existence sont éphémères, l'empreinte de son passage, elle, est immortelle, résistante au passage du temps. Face à une existence vouée à une fin inhérente, l'empreinte apparaît comme éternelle et défiante : les empreintes préhistoriques en sont l'incarnation même car elles ont su affronter les milliers d'années qui se sont écoulées entre le moment de leur réalisation et le moment présent. L'empreinte défie le temps, elle lui résiste en s'infiltrant, en s'incrustant dans la matière et la fige à jamais de telle sorte que les années ne lui portent jamais atteinte. 



L'empreinte est impression dans la matière mais dépasse la simple imitation de la forme corporelle, elle en est l'évocation, la suggestion. Contrairement à une représentation « classique » du corps, l'empreinte ne fait que l'évoquer en exposant sa forme, sa silhouette et ses courbes. Les Anthropométries de Klein représentent cette « rencontre de l'épiderme humain avec le grain de la toile » (Catherine Millet). Le corps est réduit à une empreinte, une trace qui donne à voir l'immédiateté du contact humain avec la matière sans aucun détail. Et c'est sans doute avec ces formes bleues d'Yves Klein que l'on touche à l'aspect le plus fascinant de l'empreinte : elle est toujours en mouvement. Car les corps traînés sur la toile des modèles féminins d'Yves Klein ou tout simplement posés sur la toile de manière verticale sont toujours danses et mouvements : danse étrange et rituelle d'une part lorsque les femmes se traînent les unes les autres, danse intime lorsque le modèle se pose doucement sur la toile qui s'imprègne de ces formes. L'empreinte devient alors une image sillage : les traces plus ou moins claires ou foncées, denses ou à peine visibles des Anthropométries de Klein sont autant de traces du corps en mouvement dont il est difficile de garder une trace distincte. C'est là le bouleversement qui se produit face aux empreintes bleues de Klein : l'empreinte n'est plus trace fixe et morte mais bien trace fuyante d'un corps dont on ne peut capter la vie qu'en acceptant son caractère mouvant et forcément insaisissable, comme l'est toujours une suggestion.




L'empreinte est mystique car le regard que l'on porte sur elle la dote d'une aura particulière, l'élevant à un statut presque irrationnel.  « Ils prirent donc le corps et le lièrent de linges, avec les aromates, selon le mode de sépulture en usage chez les Juifs » (Jean 19, 40) : selon la tradition biblique, le Saint Suaire serait le linge dans lequel Joseph d'Arimathie et Nicomède auraient enveloppé le corps de Jésus descendu de la croix. On croyait ainsi que l'empreinte était celle du visage du Christ et les croyants ont longtemps fait de cet objet une relique sainte. Si ce linceul possède une telle aura mystique, c'est parce qu'on le voit comme un matériau ayant été en contact avec une présence, un corps, à savoir celui du Christ martyr. Ce n'est pas l'empreinte en elle-même que l'on considère mais celui dont elle est la trace.
Le masque mortuaire de l'Inconnue de la Seine serait, si l'on en croit la légende, le moulage réalisé au XIXe siècle par un employé de la morgue du cadavre d'une jeune femme noyée dans la Seine. Saisi par sa beauté, l'homme aurait réalisé ce moulage pour conserver l'empreinte de ces traits, garder une trace de ce visage avant qu'il ne se consume. Ce qui est frappant lorsque l'on observe ce masque mortuaire, c'est le sourire qui se dessine sur le visage de cette jeune femme que l'empreinte a immortalisé. S'il y a lieu de s'étonner, c'est parce qu'il semble invraisemblable qu'une femme en train de se noyer puisse sourire ainsi. Le moulage a figé dans le plâtre ce passage furtif entre la vie et la mort et donne lieu à différentes spéculations : ce sourire pourrait symboliser le bonheur face à ce passage dans l'au-delà, dans un ailleurs immatériel que l'empreinte a matérialisé. 

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