mardi 15 septembre 2015

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dimanche 1 février 2015

De la mendicité selon Jankélévitch à l'Accattone de Pasolini

Au sujet du mendiant qui tend la main, Jankélévitch écrit dans le Traité des vertus II, Les vertus et l’amour : « Mais en même temps ce geste attractif de la main tendue, et tendue pour recevoir, est aussi le geste expansif de l’offrande, le geste efférent de la proposition et non pas de l’agression, le geste de la paix »

Le geste du mendiant serait double : demande d’une aide de l’Autre, mais déjà un don de soi. Il est ce qui permet la rencontre entre deux êtres et surtout la dissolution de soi dans l’Autre. 

« Mais la mendicité exténue le moi lui-même. Elle commence où la pauvreté grecque avait abouti. Par opposition à l’austérité dogmatique, l’ascétisme refuse l’être propre en même temps que l’avoir et l’essence propre en même temps que l’être propre »

écrit Jankélévicth. Une manière de prolonger le geste d’Heidegger (d’abord pascalien) et sa conception du « moi » non pas comme une chose, une substance qu’il s’agirait de trouver par l’introspection mais plutôt comme une attitude, une posture vis à vis du monde. Là où le texte de Jankélévitch est intéressant c’est qu’il dépasse tout d’abord les pensées du « moi » comme ego « ce n’est plus seulement l’égo qui est amenuisé, c’est l’égoïté de l’égo qui est anéantie », le principe en lui-même étant nihilisé. Comment ? Par la condition de mendiant, du non possédant. Le mendiant est celui qui ne possède plus rien, pas même son être-mien.

« Par l’effet de l’humiliation, le moi se reconnaît obligé envers tous les autres, débiteur et dépendant à l’égard de tous les autres dans une communauté fraternelle où l’entr’aide est la loi »


En cela le « moi » selon Jankélévitch crée un décalage fécond de la pensée heideggerienne par le biais de la figure du mendiant, de la pauvreté. Celui qui est pauvre ne possède plus rien, son moi-propre n’est plus. Au contraire son moi est « autre » : un moi collectif tissé par les liens de la communauté dont il est désormais dépendant. Le mendiant est celui qui n’a plus rien, même pas son être et c’est celui qui s’ouvre à l’Autre.

Dans Accattone de Pasolini, le personnage principal est à la fois un pauvre, un voleur, un mendiant quelque fois. Le motif de la faim revient constamment comme le signe du pauvre et du mendiant : Accattone est toujours à la recherche d’un plat. Dans une scène où il marche sans but (comme toujours dans le film) dans les rues de Rome, Accattone croise un chien errant, miroir de sa propre existence. Il s’adresse au chien et remarque que lui peut au moins se nourrir d'os, comme si la condition du chien était meilleure que la sienne

Accattone, Pasolini
La grande différence avec le mendiant de Jankélévitch, c’est qu’Accattone utilise la ruse : il n’hésite pas à voler et à manipuler les autres à son profit ; les franciscains ont fait voeu de pauvreté et ont choisi cette vie, Accattone lui semble la subir tout en l’entretenant. C’est là qu’Accattone vient bousculer la conception de Jankélévitch : dans une scène, le personnage et certains de ses compagnons de fortunes vont chez quelqu’un faire cuire des pâtes aux saucisses. Ils sont morts de faim et attendent avec impatience que les pâtes soient cuites : ils sont réunis autour de la casserole, en une communauté qui les lie par leur pauvreté.

Accattone, Pasolini
Mais alors que les pâtes sont encore en train de cuire, Accatonne fait un pacte avec un ami pour  garder les pâtes uniquement pour eux. Une trahison de la communauté qui lui avait pourtant permis de manger enfin un repas après plusieurs jours de disette. Cette communauté de l’entr’aide, Accatonne en fait partie tout en se permettant de la trahir de nombreuses fois. Comment alors s’ouvrir néanmoins à l’Autre ? Et comment, malgré l’immoralité et la culpabilité presque inhérente à sa condition sociale, Accattone va faire partie de cette communauté ?

Formulons ici une idée, une intuition : la possibilité d’une transfiguration. La transfiguration c’est la possibilité de changer d'apparence, de visage. Se transfigurer pour un être humain c’est prendre le visage d’un autre.  Car même s’il trahit par plusieurs fois la communauté dont il fait partie, Accattone semble vouloir se fuir lui-même et se dissoudre en un Autre que lui. Alors qu’il est à une fête au bord du Tibre, Accattone menace de se jeter dans le Tibre du haut du pont : rattrapés par ses amis, il renonce et, comme on lui on conseille, se lave le visage avec l’eau du Tibre comme pour s’éclaircir les idées. Mais plutôt que de se révéler il fait cet acte étrange : il frotte son visage dans le sable.

Accattone, Pasolini
C’est alors que les termes de Jankélévitch s’imposent :

« La mendicité s’ouvre à l’Autre impuissante, désarmée, offerte, pour que l’Autre à son tour s’ouvre à elle »

Accattone n’explique pas son geste : son visage est recouvert de sable, comme un masque qu’il aurait choisit de mettre. Pourquoi un masque ? Sans doute il y  a dans cette scène nuptiale au bord du Tibre et les lumières de la ville, une poésie sous-jacente. La poésie de jeunesse de Pasolini. Ce masque étrange est confectionné dans le sable au bord de l’eau au milieu de la nuit : sable remplis des corps et des rêves de la jeunesse de Pasolini dont les écrits sont irrigués par le motif de la rivière ou de l’eau. Dans un poème du recueil La Nouvelle Jeunesse (1941-1953) Pasolini écrit




Un poème écrit en frioulan, c’est à dire dans la langue de l’innocence. Un passé enchanté dont il se recouvre le visage en vain : geste désespéré d’un dédoublement de soi ? Accattone ne regarde pas comme Narcisse son visage dans l’eau : il s’en détourne et nie son image et son être propre. Je est alors Autre. Premier pas vers cette exténuation du « moi » dont parlait Jankélévitch ? 
Accattone, Pasolini

dimanche 25 janvier 2015

INSIDE au Palais de Tokyo / Marcius Galan et Stéphane Thidet

Marcius Galan, Diagonal Section

L’oeuvre surprend comme à l’angle d’un chemin. En arrivant face à elle on découvre un nouveau lieu. Tout est blanc autour, mais là-bas, derrière cette limite, une autre espace prend place. L’artiste joue sur les angles et sur les couleurs pour nous faire croire à un mur de verre. Une indication - qui semble venir du musée lui-même - renchérit en ce sens. « Do not cross ». Je ne sais pas si cette indication était véritable, mais en tout cas, moi, j’ai traversé. C’est sur un tel balancement que joue l’artiste. Une fois la première seconde passée - celle où l'on se demande sincèrement s’il y a un mur - on se plaît jusqu’au bout dans cet entre-deux spatial et imaginaire. Entre-deux spatial puisque ces deux espaces, s’ils sont les mêmes, restent en fait toujours différents : l’artiste a réussi sa démarcation, au point que, tout sourire, le visiteur passe d’abord son bras pour vérifier qu’il n’y a pas de parois avant de passer. Entre-deux imaginaire, puisqu’au fond de lui le visiteur sait pertinemment que tout cela n’est qu’une question de peinture sur les murs. Il a passé la limite, a réalisé qu’elle n’était rien d’autre qu’un trait au sol. Et pourtant, il aimerait toujours croire à ce tour magique que réalise l’artiste. C’est une illusion à laquelle on aime croire. Et on la maintient jusqu’au bout : même de l’autre côté de cette vitre - qui n’existe pas - on garde l’impression d’être passé de l’autre côté, d’être parti ailleurs.

Marcius Galan, Digital Section

L’oeuvre surprend comme l’angle d’un chemin. Alors que les précédentes m’ont intéressée ou amusée, celle-ci ma réellement fait rentrer quelque part. Elle m’a arrachée à l’espace de l’exposition, m’a littéralement perturbée, un court instant. 
Souvent je ressors en partie déçue du Palais de Tokyo. Notamment parce que les artistes cherchent à tout prix à choquer. Ils nous montrent des choses qui certes peuvent paraître nouvelles ou innovantes, mais qui souvent ne touchent même pas. Qui intéressent, tout au mieux. Et finalement, on s'y attend tellement que plus rien ne nous atteint. 

Marcius Galan, lui, m’a marquée, réveillée. Il  a déclenché quelque chose, il a surpris mes sens, les a déstabilisés. Par une semi-illusion, il m’a fait ouvrir grand les yeux et arrêter de marcher, m’a fait vivre quelque chose, mais quelque chose qui ne porte sur rien : cela n’est ni démonstratif, ni illustratif, ni militant. L’expérience vécue est purement sensorielle, imaginative.

Stéphane Thidet, Le refuge

Le refuge de Stéphane Tidet agit de la même façon sur le spectateur. Et les scénographes ont bien pris soin de séparer chacune des salles d’exposition pour ménager de la surprise et de l’intimité à chaque oeuvre. Cette oeuvre aussi frappe d’entrée de jeu, elle est marquante et s’impose. Plus encore parce qu’elle est, au niveau sensorielle, très forte. Une petite maison de bois à l’apparence anodine mais dont l’intérieur est frappé par une violente pluie. En arrivant dans la salle, donc, le visiteur est saisi par le bruit de cette pluie, mais aussi par la sensation pesante de l’humidité qui sévit dans la salle, et par l’odeur même du bois qui moisit avec l’eau. Cette oeuvre fonctionne comme une mise en scène : le visiteur assiste à cet évènement spectaculaire auquel il ne participe pas - il est en dehors de la maison - et qu’il observe à travers les fenêtres. Elle joue également sur l’illusion : reconstitution d’une habitation et ses objets quotidiens. Une habitation qui semble abandonnée du fait des conditions climatiques. Évidement, la pluie n’est pas réelle. La pluie torrentielle est feinte. Le bois ne l’est pas. Et c’est dans la condition physique et les sensations qu’il impose au spectateur que réside l’oeuvre d’art.
Stéphane Thidet, Le refuge (intérieur)

dimanche 12 octobre 2014

Danses ; Corps, dernière partie

En regardant les pas d’une danseuse classique sur la scène, on ne peut qu’être frappé par la fluidité de ses mouvements. C’est bien un flux que l’on a sous les yeux, au sens le plus aqueux : un liquide s’écoule si unifié qu’on ne peut en observer les différents composants. C’est peut-être ce que l’oeil veut voir d’ailleurs. La courbe de ses bras comme une lune couchante, les petits sauts si rapides et saccadés qu’ils en deviennent une mécanique. Peut être que l’oeil du spectateur devant un corps dansant ne veut voir que cela : une succession de postures si infiniment liées qu’elles ne deviennent qu’un seul et unique geste, sur le temps long.
La question devient plus compliquée lorsque l’on fait face aux danseurs d’Anne Teresa de Keersmaeker. Parce qu’ils enchaînent les positions contraires, les courses et les haltes. Tout dans ses spectacles ressemble aux mots d’une phrase qui ne parviendrait pas à se construire correctement. Et pourtant, ce tout tient ensemble, plus que bien, même, donnant du sens et prend cohérence dans son impureté même.

« My walking is my dancing »
« Comme je marche, je danse »

C’est ce que clame Anne Teresa de Keersmaeker. Mais comment danse-t’elle ? Elle enchaîne rythmes saccadés et alternance des contraires. Ce sont bien deux composantes que l’on retrouve dans la marche : le pas comme une saccade, un moment dans un temps long, et le balancement droite/gauche ou avant/arrière, les mouvements du bassin, ceux des bras, comme des alternances de contraires. Anne Teresa de Keersmaeker lie étroitement le corps du quotidien, dans son mouvement le plus intuitif et le plus naïf, à la danse qui est elle la création d’un mouvement travaillé et mis en scène. Elle lie ses deux manifestations du corps, que l’on pourrait croire si différentes, parce qu’elle voit dans le corps de la marche la musicalité qui élance le corps dansant : les battements du coeur, la mécanique des pas, la respiration, entrent déjà dans un rythme, découpent le temps comme le fait la danse.
Et comment pourrait-il en être autrement ? Puisque toujours, lorsqu’il danse, le corps se représente lui-même. Il joue avec ses capacités et ses limites pour en faire des images. Il lie ensemble tous ces mots qu’il sait prononcer pour créer une multitude de phrases sur différents registres. Le corps est, dans une chorégraphie, le support et la source d’inspiration.

La danse toujours représente, met en scène, caricature un corps. Tandis que la danse classique l’idéalise et le porte à ce qu’elle croit être sa posture la plus digne, Keersmaeker le montre dans toute sa dualité entre vitalité et mort.Dans Vortex Temporum (mettre lien de l’article) les corps se pressent puis se stoppent, les dos se cambrent envers et contre le mouvement des épaules et celui des hanches. La succession des postures ressemble à un jeu de forces contraires qui se terminerait en chaos. C’est l’un des points forts de son travail chorégraphique : le corps, dit-elle, est une maison quotidienne, à connaître, à habiter et à faire vivre ; mais puisqu’il est vivant, puissant, cela implique qu’il soit soumis à une logique temporelle, et donc jamais à l’abris du vieillissement et de la mort.


Pippo Delbono a lui-même fait l'expérience de ce corps malade : à travers son expérience personnelle, ce corps qui lui inflige parfois de grandes souffrance du fait de sa maladie, mais aussi par le dialogue qu'il entretient avec l'oeuvre de Sarah Kane et d'Antonin Artaud. Mais ce corps malade, c'est le corps qui subit les lois de l'esprit. Alors que la maladie lui a souvent torturé l’esprit, Pippo Delbono a trouvé dans le travail du corps un moyen d'échapper à l'emprise de l'esprit. Le corps chez Pippo Delbono est un lieu de combat : lieu où les forces contradictoires s'entrechoquent. Il est nécessaire alors de travailler son corps comme un athlète, de « penser comme un danseur  » : trouver la logique propre au corps car selon lui «  le corps pense de façon autonome, sans la tête  ». Ainsi il voue des heures à la pratique du «  training  », un travail surhumain qui consiste à expérimenter concrètement les limites du corps (et à les surpasser) à travers des exercices quotidiens, de façon à ce que le danseur puisse connaître son corps comme un musicien connaît son instrument de musique. Par exemple, un des principes du « training » consiste à concentrer la force dans un élément du corps : pousser un mur en concentrant son énergie dans le bassin, ou bien marcher sur scène et investir chaque pas d’une concentration d’énergie extraordinaire. Ce travail acharné crée sur scène un miracle : chaque pas de danse, chaque geste, chaque mouvement dans l'espace donne l'impression d'être fait pour la première fois, comme si c'était absolument spontané.

« Il faut toucher cet état de la pensée de soi-même dans lequel l'esprit et le corps sont silencieux, la pensée est en retrait, et l'on écoute son énergie vitale »

Chercher en soi ces pulsions de vie, c'est souvent atteindre chez Pippo Delbono un état de transe  : un état où le corps tremble sur lui-même, un état de tension permanente. Souvent lorsque Pippo Delbono danse, ses pas, ses mouvements sont ceux d'un enfant  : ils sont d'une grande fragilité et le danseur semble toujours proche de la chute comme l'est un funambule. Cela crée une impression étrange : ce corps face à nous est flou, tremble, se débat et se balance sans cesse. En cela il est indiscernable. La danse de Pippo Delbono ne peut être appréhendée que dans cette fragilité du regard.

Le corps qui danse ne peut être saisi totalement : car ce mouvement interne qui le caractérise est indissociable de son être. Le corps qui danse est palpitant, en constante tension. Georges Didi-Huberman écrit dans l'introduction de son ouvrage Phalènes :

« Comme les ailes d'un papillon, l'apparition est un perpétuel mouvement de fermeture, d'ouverture, de refermeture, de ré-ouverture... c'est un battement. Une mise en rythme de l'être et du non-être. Faiblesse et force du battement. »


lignes extraordinaires en ce qu'elles ne font que louvoyer (mais il ne peut en être autrement) la beauté du papillon et prennent un écho formidable au sujet de la danse. Toute la beauté du papillon/phalène réside dans le fait que l'on ne peut le saisir totalement du regard : il vole devant nous et dans le mouvement de ses ailes les couleurs et les motifs s'agitent sans que l'on puisse les saisir. Le seul moyen d'observer un papillon de manière stable c'est de le tuer et de l'accrocher au mur mais ce serait lui ôter ce qui le caractérise : la vie. Danser c'est papillonner : créer des rythmes, ouvrir le corps et le fermer, ouvrir l’espace et le fermer. En cela danser est un acte de vie bouleversant : le corps dansant est à la fois fragile (parce qu'au bord du gouffre, proche de la disparition) et puissant (splendeur d'une beauté fulgurante), il est toujours apparition fugace. Toute la poésie de la danse réside dans cette beauté allusive d'un corps toujours déchiré entre pulsions de vie et de mort, entre apparition et disparition.