Je
vis les œuvres d'art, comme des expériences. La fois où j'ai lu
Anima
de Wajdi Mouawad a été la seule où l’œuvre a été plus forte
que moi. Peut être que trouver de la beauté à tant de petites
horreurs accumulées m'a terrifiée, peut être que l’œuvre est
devenue pour moi si vivante que j'ai eu peur pour ma propre vie.
Souvent, aussi, lorsque je vais au théâtre, je confonds la pièce
avec ma vie.
En
visitant La fin du monde
de Hiroshi Sugimoto au Palais de Tokyo, j'ai eu mal au ventre. De
nuit, en entrant dans la salle, nous avons cherché quelque chose,
avec la lampe torche que l'on nous fournit à l'entrée. Nous avons
cherché quelque chose et je crois que je nous l'avons trouvé, et ça
m'a fait mal au ventre. Nous sommes entrés dans ces salles comme
dans un monde à part. Il faisait noir et nous étions seuls. Nous ne
savions pas de quoi nous étions entourés avant de cibler uns à uns
les objets aux alentours. De la main droite, celle qui tenait la
lampe, tandis que l'autre restait aux aguets, dans l'obscurité
angoissante. Un vieux village abandonné : fossiles et météores,
boîtes de Campbell et affiches de propagandes. Tous ramenés au même
niveau temporel : celui d'âges immémoriels. Dans la pénombre,
on ne distingue plus grand chose, et tous les objets prennent un
aspect très vétuste. Le lieu lui même y participe. Lierres
tombants du haut des murs, poussière, vitres en mauvais état,
parchemins : l'artiste a mis chaque détail en œuvre afin de
créer cet univers. Et c'est en ce lieu clos que le visiteur doit
partir à la recherche des traces de ses ancêtres. Car c'est bien de
lui qu'il s'agit ici. Des mots d'artistes, d'économistes, de
scientifiques, et autres protagonistes de cette époque, ou de simple
témoins, écrits le plus souvent à l'encre noire sur du papier usé,
témoignent de la fin de ce monde et en expliquent les causes.
C'est
un drame sans cause dont nous avons les débris sous nos yeux. Sans
cause et absurde. « Aujourd'hui,
le monde est mort, ou peut-être hier je ne sais pas ».
Mots lancés comme sous le choc, mots aphones. Mots laissés comme
héritage, sur le coup, face à une fin sans cause et absurde
puisqu'il semble qu'on y soit arrivés sans raison. Sans raison
puisque chacune des voix sur chacun des écrits nous en donne une
raison différente. Toutes se recoupent finalement, mais la synthèse
en est effrayante et incompréhensible. Elle n'est pas une raison
valable, elle ressemble à une non raison, une fatalité : les
hommes auraient mené eux-mêmes leur monde à sa perte, causant
ainsi également la leur. Aujourd'hui
le monde est mort,
parce qu'on la bien voulu. Et pourtant, sceptiques et calmes qu'ils
sont, les mots laissés ne s'en étonnent pas. Comme si ses étranges
créateurs avaient regardé avec curiosité leur maison tomber en
ruines et s'écrouler. C'est ce qu'il nous arrive aussi, quelques
milliards d'années plus tard. Ou était-ce seulement hier ?
Hier,
ou aujourd'hui, ou il y a un milliard d'année. Un milliard d'année,
c'est ce que semble nous indiqué l'angoissant marasme des lieux. Et
pourtant, certains des objets qui s'y trouvent nous ressemblent, sont
des nôtres. Les bouteilles qui reposent au sol, malgré l'épaisse
couche de poussière, sont les mêmes que celles que nous entassons
encore, leur adoration est la même – religion et capitalisme, les
matières qui peuplent leur monde sont identiques aux nôtres. En
revanche, à côté de cela, et parmi ses ressemblances, perdurent un
décalage. Certains objets, des ustensiles peut-être, ne nous
semblent pas si familiers. Ou d'autres, encore, apparaissent à ce
point ancestraux qu'il ne nous parlent plus. D'autres, finalement,
jouent le rôle de bien probables éventualités dont nous n'avons
pas encore l'expérience. Et je ne peux m'empêcher d'avoir à
l'esprit l'image de deux canaux qui auraient commencé à se séparer.
Leur point de divergence, derrière, est encore assez proche pour que
du nôtre nous puissions jeter un regard en biais, voir ce qu'il se
passe de l'autre côté, à bord de cette branche, celle qui a
dérivé. Une distance, un recul, pour mieux appréhender ce qu'on se
saurait voir en y étant plongé. Une distance, un recul, qui
devraient suffire à susciter un profond désir de renaissance.
En
visitant les salles d'Hiroshi Sugimoto, j'ai eu mal au ventre. Douce
angoisse que procure l'art. Je savais que j'étais protégée par les
portes de ma perception,
qui parfois préfèrent ne laisser passer que l'inoffensif. Léger
danger pourtant. Un danger, oui. Comment ne pas le ressentir ?
Quand je vais au théâtre, souvent, je confonds la pièce avec la
vie ; j'oublie. Ou plutôt je me souviens. Que j'ai tant de
choses à craindre et tant de choses à haïr. J'ai mal au ventre
parce que je me souviens, parce que, simultanément, j'aimerais ne
jamais plus sortir de cette pièce pour me souvenir toujours, et
partir à jamais pour tout oublier. Ces salles d'apocalypse m'ont
fait me souvenir du monde dans lequel je vis. Est-ce que c'est ça,
Hiroshi, que tu as voulu dire, en parlant de Marcel Duchamp comme
d'un bien officiel marchand de sel ? est-ce que toi aussi tu
espères un art qui crie – violemment ou non – et qui tord le
ventre ? Est-ce que toi aussi tu prie pour qu'en sortant d'ici
nos vies soient changées ?
Malheureusement,
en sortant, on oublie.
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