J'entame
ici une série d'articles consacrée aux Corps.
Cette
première partie est un portrait collectif, consacré
aux
visages
qui constituent de véritables
constellations :
« Dans
la photographie, la valeur d'exposition se met à repousser sur toute
la ligne la valeur cultuelle. Mais celle-ci ne cède pas sans
résistance. Elle dispose d'un dernier retranchement : le visage
»
Walter
Benjamin, Petite histoire de
la photographie
ill. 1 et 2
Le
visage du nouveau né paraît si fragile, en train de se déployer
alors que celui du vieillard se referme sur lui-même. Dans les deux
cas il s'agit d'origines, ou plutôt de racines : que ce soit
chez le nouveau vivant ou chez le mourant, le visage est image des
rizhomes des visages, c'est à dire lignes et creux, formes
organiques qui se donnent à voir et qui apparaissent dénudés
devant nous. Les photos de Philippe Bazin m'apparaissent comme des
visages de résistance :
le cadre serré impose un face à face et nous force à les regarder
de près, non pas comme des images mises à distance, mais bel et
bien comme des présences. Car la proximité instauré par le
photographe nous impose de regarder ces visages naissants et mourants
dans leur drame formel : le visage est ce qui s'ouvre et se
ferme, ouvre et couvre le temps ; le visage c'est ce qui prend
forme. Je parle de résistance car ces photos ont été prises par
Philippe Bazin alors qu'il préparait encore sa thèse de médecine :
elles ont été prises dans les lieux inhumaines que sont les
hôpitaux ou les maisons de retraite. En prenant en photo ces visages
et en les dressant face à nous, Philippe Bazin rétablit l'humanité
de ces visages perdus dans l'uniformisation et la déshumanisation du
monde médical. Le visage du vieillard, bien que reflet d'un temps
qui va vers sa fin, semble résister, se manifester encore, être
présent, encore. C'est alors que la face du nouveau né, entre
informe et forme, est très proche de celle du mourant.
Résistance
formelle car étrangeté (ce face à face qui crée un malaise),
résistance
enfin car ces visages n'ont pas de noms, ces visages sont à la fois
uniques et pourtant inconnus. Ils constituent une manifestation de
l'espèce humaine, des temps qui la traverse et la façonne.
ill. 3, 4 et 5
August
Sander photographiait toute la société, toutes les couches
sociales : les travailleurs, les bourgeois, les artistes, les
fous, les vieux, les enfants etc... Son approche est pleine de
simplicité, d'humilité : il s'agit de faire le portrait de la
personne dans son environnement, les personnes étaient
photographiées avec leur attributs (ustensiles, vêtements de
travail). Mais il y a chez les visages d'August Sander un décalage :
une étrangeté comme chez ce visage de l'artiste Heinrich Horle
(ill.3).
J'y vois une ambivalence frappante : à la fois le visage est
« normal », à la fois il semble qu'il soit autre.
Etrange paradoxe qui s'explique en partie par le menton proéminent
et ce crâne disproportionné ; mais je pense également que
cette étrangeté est due à cet aura dont parle Benjamin dans Petite
Histoire de la photographie :
alors que dans la photographie, du fait de sa reproductibilité, la
valeur cultuelle aurait dû disparaître totalement, il subsiste
cette zone de résistance, cet extraordinaire visage. Je m'en
tiendrais à une lecture humble de Benjamin : ce dont il parle
c'est de ce visage si ordinaire que photographie Sander, si ordinaire
et pourtant si étrange. Reproductible elle aussi, la photographie
d'August Sander présente donc ces visages comme les derniers
réceptacles de l'aura. Loin de moi l'idée de développer la
définition de l'aura, cet « étrange
tissu d'espace et de temps : l'apparition unique d'un lointain,
aussi proche soit-il »
comme le dit Benjamin mais de saisir ce qui s'impose là, dans ces
visages qui font un trou dans l'image reproductible qui se dressent
devant nous comme faces familières mais aussi étrangères. C'est
alors que je pense à Pasolini : lui qui allait dans les
banlieues pauvres de Rome trouver ses acteurs, lui qui fit des
paysans africains les personnages principaux de Carnet
de Notes pour une Orestie (ill.5) visages
porteurs
des formes « antiques »
en
voie de disparaître. Dans tous ses films Pasolini use allégrement
du gros plan sur les visages : ceux des gamins sales de Rome,
des prostitués, des victimes de l'Histoire et du néo-capitalisme
dans La Rabbia
mais aussi des apôtres dans L'Evangile
selon Mathieu.
A chaque fois Pasolini donne à voir ces visages comme les derniers
vestiges d'une Italie antique, innocente, pas encore défigurée par
l'uniformisation de la culture néo-capitaliste. Filmer ces visages,
ces sans-noms c'est dresser un portrait collectif de résistance,
poétique (quel beauté troublante que celle des visages humbles des
travailleurs pauvres de l'Italie des années 60) mais aussi
politique, car ces visages sont pures, dénués de toute récupération
et de toute perversion néo-capitaliste.
Je
suis toujours ému par la simplicité des visages que présentent
Pasolini ou Sander : humbles, portant avec eux toute l'innocence
de l'inconnu et de l'ordinaire. Si le visage est un lieu de
résistance
c'est d'abord parce qu'il nous résiste (il se refuse à la
connaissance, il nous échappe) mais surtout, particulièrement chez
Pasolini, car les visages des sans-noms sont les derniers lieux de
résistance face aux images et aux corps uniformisés, sur-exposés
(dans les magazines, à la télévision, sur les affiches de
publicité).
ill.6
et 7
Ces
visages surgissent alors du réel, mettent à mal les frontières.
Car ces visages d'acteurs non-professionnels choisis par Pasolini
portent sur leur face une innocence (culturelle) qui nous impose un
face à face, encore. Mais celui-ci est poétique : le visage du
Christ (ill.6),
interprété par un simple étudiant espagnol Enrique Irazoqui, est
si beau, si doux et si simple, figure d'un christ communiste. Si doux
ce visage de Joseph, pauvre travailleur silencieux, si doux ce visage
de l'ange Gabriel (ill.7),
jeune fille au visage qui semble sorti d'une fresque florentine. Et
c'est là que s'ouvre une brèche dans la réalité : Pasolini
en a fait des anges, par son regard bienveillant et amoureux.
ill.8
et 9
Je
pense alors à ce visage qui surgit de manière si subtile mais
néanmoins frappante de la jeune fille dans La
Dolce Vita
de Fellini, lorsque Marcello à la terrasse d'un café au bord de la
plage demande à cette serveuse de se mettre de profil et remarque :
« on dirait un de ces
angelots des églises ombriennes »
(ill.8)
frappé par la réalité enchantée et poétique qui émane de ce
visage devenue peinture. Il crée un décalage poétique et formelle,
et devient visage sacré. Sacré
car
c'est alors que les visages figés des peintures italiennes (ill.9)
se déploient dans le visage de la jeune fille de La
Dolce Vita.
Sacré
enfin car c'est dans ce visage que se réfugie cette poésie
inexplicable, l'aura
dont parle Benjamin, comme dans ces visages filmés par Pasolini,
photographiés par August Sander et Philippe Bazin. Visages de
résistance formelle et politique : c'est dans ces faces
de sans-noms que se niche la plus belle part du réel bouleversé.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire