jeudi 22 mai 2014

Nos Occupations, David Lescot ; Théâtre des Abbesses


Le travail et l'écriture de David Lescot depuis des années mettent à mal les espaces et les mots : espaces vides ou en chantier ; mots qui s'échangent à la fois comme des évocations poétiques, à la fois comme des objets qui vous brûlent la bouche, comme des rythmes et des mélodies. C'est naturellement que le metteur en scène s'est tourné vers la résistance comme sujet : non pas une résistance, mais la résistance observée de l'intérieur, avec son langage et son mode de vie.
Ephémère : mot qui façonne toute la pièce de David Lescot. Ephémère, l'existence de ces résistants dont la vie ne tient qu'à un fil ; éphémères les mots et les informations, sans cesse détruits et renouvelés en codes que l'on change sans cesse pour ne pas être repérés ; éphémère enfin cet espace qui apparaît d'entrée comme un chantier extraordinaire à ciel ouvert. Chantier surprenant puisqu'ici ce sont des pianos qui se donnent à voir gueule ouverte, dont les pièces détachées parsèment l'espace scénique. C'est dans cet espace, dénué de cadre spatio-temporel, que les acteurs vont construire et déconstruire le réseau spatial de la scène, par leurs mouvements incessants et leur pratique d'un langage qui se dérobe et se fait étranger. Résister au théâtre devient une mise en cause incessante des acquis et des appuis, tout est chancelant et en perpétuel mouvement.
Résister implique un jeu de lumière, un jeu d'ouverture et de fermeture. Se cacher, apparaître au bon moment, se cacher de nouveau lorsque les projecteurs des dictatures glacent l'espace et les visages de leurs lumières blanches féroces. C'est tout un savoir-faire de la dissimulation mais aussi de l'apparition que crée David Lescot dans une mise en scène qui traite la résistance comme une petite lumière (et il m'est impossible ici de ne pas penser à nos petites lucioles) qui brille dans la nuit, lumière survivante qui nous rappelle que résister se fait toujours en marge.


Mais Nos Occupations est aussi le tableau du jour d'après, d'après la libération. Là où vivre « normalement » est désormais impossible : le langage miné ne parvient plus à exprimer les sentiments, le corps est étranger à lui même.


L'individu, dans l'ombre durant la résistance, et à la lumière (le jour d'après la résistance) joue, comme l'acteur, des masques et des visages : comme ce personnage qui, n'arrivant pas à se remettre de la lumière du jour, sombre dans une perte de son propre visage et dans une scène de clair-obscur semble naître comme mourir en s'enfermant dans un cocon dont il ne ressortira pas indemne. C'est là le mouvement même des résistants : fermeture, état de chrysalide, ouverture, état de papillon fuyant et insaisissable et fermeture, ouverture etc...


C'est donc tout un programme théâtre que donne à voir David Lescot : un espace sans cesse construit et déconstruit ; un théâtre "pauvre" des acteurs, des chaises et des débris sur le sol, pas de décor. Un théâtre de résistance, encore, tant politiquement et esthétiquement tant il brille par intermittence, c'est à dire comme une luciole dans la nuit noire ou bien dans la trop grande clarté des projecteurs aveuglants. Un théâtre en toute humilité, où les mots et les corps bruts sont les seuls matériaux pour développer tout un réseau de rabbia poetica comme l'aurait dit Pasolini : une rage poétique, où la dimension politique est indissociable de son mode d'apparition, c'est à dire la poésie et dans le cas de David Lescot, une poésie de la précarité et de la simplicité.

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