Le
travail et l'écriture de David Lescot depuis des années mettent à
mal les espaces et les mots : espaces vides ou en chantier ;
mots qui s'échangent à la fois comme des évocations poétiques, à
la fois comme des objets qui vous brûlent la bouche, comme des
rythmes et des mélodies. C'est naturellement que le metteur en scène
s'est tourné vers la résistance comme sujet : non pas une
résistance, mais la résistance observée de l'intérieur, avec son
langage et son mode de vie.
Ephémère :
mot qui façonne toute la pièce de David Lescot. Ephémère,
l'existence de ces résistants dont la vie ne tient qu'à un fil ;
éphémères les mots et les informations, sans cesse détruits et
renouvelés en codes que l'on change sans cesse pour ne pas être
repérés ; éphémère enfin cet espace qui apparaît d'entrée
comme un chantier extraordinaire à ciel ouvert. Chantier surprenant
puisqu'ici ce sont des pianos qui se donnent à voir gueule ouverte,
dont les pièces détachées parsèment l'espace scénique. C'est
dans cet espace, dénué de cadre spatio-temporel, que les acteurs
vont construire et déconstruire le réseau spatial de la scène, par
leurs mouvements incessants et leur pratique d'un langage qui se
dérobe et se fait étranger. Résister au théâtre devient une mise
en cause incessante des acquis et des appuis, tout est chancelant et
en perpétuel mouvement.
Résister
implique un jeu de lumière, un jeu d'ouverture et de fermeture. Se
cacher, apparaître au bon moment, se cacher de nouveau lorsque les
projecteurs des dictatures glacent l'espace et les visages de leurs
lumières blanches féroces. C'est tout un savoir-faire de la
dissimulation mais aussi de l'apparition que crée David Lescot dans
une mise en scène qui traite la résistance comme une petite lumière
(et il m'est impossible ici de ne pas penser à nos petites lucioles)
qui brille dans la nuit, lumière survivante qui nous rappelle que
résister se fait toujours en marge.
Mais
Nos Occupations
est aussi le tableau du jour d'après, d'après la libération. Là
où vivre « normalement » est désormais impossible :
le langage miné ne parvient plus à exprimer les sentiments, le
corps est étranger à lui même.
L'individu,
dans l'ombre durant la résistance, et à la lumière (le jour
d'après la résistance) joue, comme l'acteur, des masques et des
visages : comme ce personnage qui, n'arrivant pas à se remettre de
la lumière du jour, sombre dans une perte de son propre visage et
dans une scène de clair-obscur semble naître comme mourir en
s'enfermant dans un cocon dont il ne ressortira pas indemne. C'est là
le mouvement même des résistants : fermeture, état de chrysalide,
ouverture, état de papillon fuyant et insaisissable et fermeture,
ouverture etc...
C'est
donc tout un programme théâtre que donne à voir David Lescot : un
espace sans cesse construit et déconstruit ; un théâtre "pauvre"
des acteurs, des chaises et des débris sur le sol, pas de décor. Un
théâtre de résistance, encore, tant politiquement et
esthétiquement tant il brille par intermittence, c'est à dire comme
une luciole
dans la nuit noire ou bien dans la trop grande clarté des
projecteurs aveuglants. Un théâtre en toute humilité, où les mots
et les corps bruts sont les seuls matériaux pour développer tout un
réseau de rabbia poetica
comme l'aurait dit Pasolini : une rage poétique, où la dimension
politique est indissociable de son mode d'apparition, c'est à dire
la poésie et dans le cas de David Lescot, une poésie de la
précarité et de la simplicité.
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