Une
oeuvre d'art est un fragment de la vie de l'artiste resté vivant et
ancré sur la toile alors même que celui-ci n'est plus de ce
monde. Elle est la représentation, plus encore l'incarnation
d'un
court instant de la vie passée de l'artiste qui restera à jamais
présente sur la toile, une part de sa vie ancrée dans une
matérialité et immatérielle, sensible et imperceptible, la
maintenant en vie éternellement.
A
travers cette immortalisation, on décèle les stigmates
d'une
vie « maudite ». Les « stigmates » les
cicatrices, les marques laissées sur un corps par une blessure. Chez
les peintres, ces stigmates sont les marques de cette vie maudite
qu'ils ont laissé transparaître dans leurs œuvres. Elles sont le
reflet d'une intériorité marquée par une grande douleur, une
grande peine et parfois par la folie. Telle la figure du Christ qui
porte les stigmates de sa crucifixion, des péchés qu'il a pris aux
hommes, le peintre porte les stigmates d'une vie de souffrance
artistique que ses œuvres laissent transparaître.
Si
ces stigmates sont présents, c'est parce que l’œuvre est le
reflet d'un fragment de la vie maudite du peintre. Ces fragments de
vie se trouvent partout dans l’œuvre, dans la moindre petite
touche, dans la moindre variation de tonalité et dans la moindre
déviance du pinceau. Tout est le fruit de la main travailleuse et
géniale de l'artiste mais aussi d'une main guidée par les
soubresauts involontaires de son âme. Sa main répond à la fois de
sa raison mais aussi de son inconscient. Lorsque, inconsciemment, il
est ramené à la condition de sa vie maudite, sa main est guidée
par cette souffrance artistique qui le tiraille et c'est à ce moment
que ces stigmates se dessinent et restent à jamais ancrés sur la
toile.
Dans
son Portrait de l'artiste,
Van Gogh laisse transparaître une certaine souffrance à travers son
regard, un regard qui semble être le reflet d'une âme à la fois
vide et tourmentée. Chaque trait de pinceau, chaque touche de
couleur contient un fragment de cette vie maudite. Les touches de
couleur constituant l'arrière-plan ne sont pas orientées dans le
même sens mais dans des directions différentes et opposées,
engendrant ainsi un sentiment de confusion. S'ajoute à cela la
teinte orangée des cheveux et de la barbe du peintre en contraste
avec le bleu de l'arrière-plan, les touches allant également dans
des sens opposés. La composition n'est pas géométrique et
symétrique mais dissymétrique de par le contraste coloré et
l'opposition des touches, l'artiste semble être aspiré par cet
arrière-plan tourbillonnant, symbole d'une folie dans laquelle il se
trouve plongé et l'emportant avec elle dans une profondeur abyssale
de laquelle il ne reviendra plus.
L’œuvre
d'art se fait catharsis,
elle est le moyen pour l'artiste d'évacuer ses souffrances et de les
représenter sur la toile à travers ces stigmates, ces plaies
ouvertes, béantes qui font saigner la peinture et la font parler.
Van Gogh était un marginal que la folie a poussé à
l'automutilation et au suicide, l'art de Schiele était incompris de
son époque et son succès ne s'est fait qu'après sa mort. Toutes
ces souffrances se retrouvent dans les tableaux comme on pourrait les
retrouver dans l'autobiographie d'un écrivain, elles apparaissent
comme des stigmates mais ne se présentent pas comme stigmates, il
faut les déceler à travers le mystère que l'artiste a laissé dans
sa toile, ou plutôt il faut les ressentir
car
ce que l'artiste donne à voir n'est pas symbole mais sentiment,
expression de
la souffrance et du délire à travers le trou laissé par ces
cicatrices qui saignent encore.
Dans
l'Autoportrait de Bacon,
ces stigmates apparaissent d'une manière différente. La
touche est bien plus lisse que dans le portrait de Van Gogh et
les couleurs plus uniformes. Le peintre tend davantage vers
l'abstraction avec ce visage déformé, contorsionné comme marqué
par la douleur, une torture intérieure venant porter atteinte à la
figuration. La multiplicité de courbes divergentes est encore une
fois un moyen pour l'artiste de créer le trouble dans son œuvre.
Ce nez déformé, cette bouche contorsionnée, ces joues et ce menton
informes sont les stigmates d'une souffrance que seul l'art peut
exprimer. Les couleurs marquent aussi cette déformation par
leur pluralité et leur contraste, les parties bleues s'opposant aux
parties orangées ainsi qu'aux parties blanches. Le côté droit du
visage est brouillé, les traits sont effacés par les différentes
teintes qui se mélangent et se confondent les unes dans les autres.
L'arrière-plan d'un noir granuleux donne l'impression que le peintre
sort des ténèbres, il apparaît tel un fantôme, mais un fantôme
dont la souffrance semble bien réelle.
Bacon, Autoportrait
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