dimanche 18 mai 2014

Les stigmates de la peinture, reflets d'une vie maudite

Une oeuvre d'art est un fragment de la vie de l'artiste resté vivant et ancré sur la toile alors même que celui-ci n'est plus de ce monde. Elle est la représentation, plus encore l'incarnation d'un court instant de la vie passée de l'artiste qui restera à jamais présente sur la toile, une part de sa vie ancrée dans une matérialité et immatérielle, sensible et imperceptible, la maintenant en vie éternellement.


A travers cette immortalisation, on décèle les stigmates d'une vie « maudite ». Les « stigmates » les cicatrices, les marques laissées sur un corps par une blessure. Chez les peintres, ces stigmates sont les marques de cette vie maudite qu'ils ont laissé transparaître dans leurs œuvres. Elles sont le reflet d'une intériorité marquée par une grande douleur, une grande peine et parfois par la folie. Telle la figure du Christ qui porte les stigmates de sa crucifixion, des péchés qu'il a pris aux hommes, le peintre porte les stigmates d'une vie de souffrance artistique que ses œuvres laissent transparaître. 

Philippe de Champaigne, Le Christ mort couché sur son linceul


Si ces stigmates sont présents, c'est parce que l’œuvre est le reflet d'un fragment de la vie maudite du peintre. Ces fragments de vie se trouvent partout dans l’œuvre, dans la moindre petite touche, dans la moindre variation de tonalité et dans la moindre déviance du pinceau. Tout est le fruit de la main travailleuse et géniale de l'artiste mais aussi d'une main guidée par les soubresauts involontaires de son âme. Sa main répond à la fois de sa raison mais aussi de son inconscient. Lorsque, inconsciemment, il est ramené à la condition de sa vie maudite, sa main est guidée par cette souffrance artistique qui le tiraille et c'est à ce moment que ces stigmates se dessinent et restent à jamais ancrés sur la toile.



Dans son Portrait de l'artiste, Van Gogh laisse transparaître une certaine souffrance à travers son regard, un regard qui semble être le reflet d'une âme à la fois vide et tourmentée. Chaque trait de pinceau, chaque touche de couleur contient un fragment de cette vie maudite. Les touches de couleur constituant l'arrière-plan ne sont pas orientées dans le même sens mais dans des directions différentes et opposées, engendrant ainsi un sentiment de confusion. S'ajoute à cela la teinte orangée des cheveux et de la barbe du peintre en contraste avec le bleu de l'arrière-plan, les touches allant également dans des sens opposés. La composition n'est pas géométrique et symétrique mais dissymétrique de par le contraste coloré et l'opposition des touches, l'artiste semble être aspiré par cet arrière-plan tourbillonnant, symbole d'une folie dans laquelle il se trouve plongé et l'emportant avec elle dans une profondeur abyssale de laquelle il ne reviendra plus.

                                                                             Van Gogh, Portrait de l'artiste


L’œuvre d'art se fait catharsis, elle est le moyen pour l'artiste d'évacuer ses souffrances et de les représenter sur la toile à travers ces stigmates, ces plaies ouvertes, béantes qui font saigner la peinture et la font parler. Van Gogh était un marginal que la folie a poussé à l'automutilation et au suicide, l'art de Schiele était incompris de son époque et son succès ne s'est fait qu'après sa mort. Toutes ces souffrances se retrouvent dans les tableaux comme on pourrait les retrouver dans l'autobiographie d'un écrivain, elles apparaissent comme des stigmates mais ne se présentent pas comme stigmates, il faut les déceler à travers le mystère que l'artiste a laissé dans sa toile, ou plutôt il faut les ressentir car ce que l'artiste donne à voir n'est pas symbole mais sentiment, expression de la souffrance et du délire à travers le trou laissé par ces cicatrices qui saignent encore. 


Dans l'Autoportrait de Bacon, ces stigmates apparaissent d'une manière différente. La touche est bien plus lisse que dans le portrait de Van Gogh et les couleurs plus uniformes. Le peintre tend davantage vers l'abstraction avec ce visage déformé, contorsionné comme marqué par la douleur, une torture intérieure venant porter atteinte à la figuration. La multiplicité de courbes divergentes est encore une fois un moyen pour l'artiste de créer le trouble dans son œuvre. Ce nez déformé, cette bouche contorsionnée, ces joues et ce menton informes sont les stigmates d'une souffrance que seul l'art peut exprimer. Les couleurs marquent aussi cette déformation par leur pluralité et leur contraste, les parties bleues s'opposant aux parties orangées ainsi qu'aux parties blanches. Le côté droit du visage est brouillé, les traits sont effacés par les différentes teintes qui se mélangent et se confondent les unes dans les autres. L'arrière-plan d'un noir granuleux donne l'impression que le peintre sort des ténèbres, il apparaît tel un fantôme, mais un fantôme dont la souffrance semble bien réelle.

Bacon, Autoportrait

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