En
regardant les pas d’une danseuse classique sur la scène, on ne
peut qu’être frappé par la fluidité de ses mouvements. C’est
bien un flux que l’on a sous les yeux, au sens le plus aqueux : un
liquide s’écoule si unifié qu’on ne peut en observer les
différents composants. C’est peut-être ce que l’oeil veut voir
d’ailleurs. La courbe de ses bras comme une lune couchante, les
petits sauts si rapides et saccadés qu’ils en deviennent une
mécanique. Peut être que l’oeil du spectateur devant un corps
dansant ne veut voir que cela : une succession de postures si
infiniment liées qu’elles ne deviennent qu’un seul et unique
geste, sur le temps long.
La
question devient plus compliquée lorsque l’on fait face aux
danseurs d’Anne Teresa de Keersmaeker. Parce qu’ils enchaînent
les positions contraires, les courses et les haltes. Tout dans ses
spectacles ressemble aux mots d’une phrase qui ne parviendrait pas
à se construire correctement. Et pourtant, ce tout tient ensemble,
plus que bien, même, donnant du sens et prend cohérence dans son
impureté même.
« My
walking is my dancing »
« Comme
je marche, je danse »
C’est
ce que clame Anne Teresa de Keersmaeker. Mais comment danse-t’elle
? Elle enchaîne rythmes saccadés et alternance des contraires. Ce
sont bien deux composantes que l’on retrouve dans la marche : le
pas comme une saccade, un moment dans un temps long, et le
balancement droite/gauche ou avant/arrière, les mouvements du
bassin, ceux des bras, comme des alternances de contraires. Anne
Teresa de Keersmaeker lie étroitement le corps du quotidien, dans
son mouvement le plus intuitif et le plus naïf, à la danse qui est
elle la création d’un mouvement travaillé et mis en scène. Elle
lie ses deux manifestations du corps, que l’on pourrait croire si
différentes, parce qu’elle voit dans le corps de la marche la
musicalité qui élance le corps dansant : les battements du coeur,
la mécanique des pas, la respiration, entrent déjà dans un rythme,
découpent le temps comme le fait la danse.
Et
comment pourrait-il en être autrement ? Puisque toujours, lorsqu’il
danse, le corps se représente lui-même. Il joue avec ses capacités
et ses limites pour en faire des images. Il lie ensemble tous ces
mots qu’il sait prononcer pour créer une multitude de phrases sur
différents registres. Le corps est, dans une chorégraphie, le
support et la source d’inspiration.
La danse
toujours représente, met en scène, caricature un corps. Tandis que
la danse classique l’idéalise et le porte à ce qu’elle croit
être sa posture la plus digne, Keersmaeker le montre dans toute sa
dualité entre vitalité et mort.Dans Vortex Temporum (mettre lien de
l’article) les corps se pressent puis se stoppent, les dos se
cambrent envers et contre le mouvement des épaules et celui des
hanches. La succession des postures ressemble à un jeu de forces
contraires qui se terminerait en chaos. C’est l’un des points
forts de son travail chorégraphique : le corps, dit-elle, est une
maison quotidienne, à connaître, à habiter et à faire vivre ;
mais puisqu’il est vivant, puissant, cela implique qu’il soit
soumis à une logique temporelle, et donc jamais à l’abris du
vieillissement et de la mort.
Pippo Delbono a lui-même fait l'expérience de ce corps malade : à travers son expérience personnelle, ce corps qui lui inflige parfois de grandes souffrance du fait de sa maladie, mais aussi par le dialogue qu'il entretient avec l'oeuvre de Sarah Kane et d'Antonin Artaud. Mais ce corps malade, c'est le corps qui subit les lois de l'esprit. Alors que la maladie lui a souvent torturé l’esprit, Pippo Delbono a trouvé dans le travail du corps un moyen d'échapper à l'emprise de l'esprit. Le corps chez Pippo Delbono est un lieu de combat : lieu où les forces contradictoires s'entrechoquent. Il est nécessaire alors de travailler son corps comme un athlète, de « penser comme un danseur » : trouver la logique propre au corps car selon lui « le corps pense de façon autonome, sans la tête ». Ainsi il voue des heures à la pratique du « training », un travail surhumain qui consiste à expérimenter concrètement les limites du corps (et à les surpasser) à travers des exercices quotidiens, de façon à ce que le danseur puisse connaître son corps comme un musicien connaît son instrument de musique. Par exemple, un des principes du « training » consiste à concentrer la force dans un élément du corps : pousser un mur en concentrant son énergie dans le bassin, ou bien marcher sur scène et investir chaque pas d’une concentration d’énergie extraordinaire. Ce travail acharné crée sur scène un miracle : chaque pas de danse, chaque geste, chaque mouvement dans l'espace donne l'impression d'être fait pour la première fois, comme si c'était absolument spontané.
« Il
faut toucher cet état de la pensée de soi-même dans lequel
l'esprit et le corps sont silencieux, la pensée est en retrait, et
l'on écoute son énergie vitale »
Chercher
en soi ces pulsions de vie, c'est souvent atteindre chez Pippo
Delbono un état de transe : un état où le corps tremble sur
lui-même, un état de tension permanente. Souvent lorsque Pippo
Delbono danse, ses pas, ses mouvements sont ceux d'un enfant :
ils sont d'une grande fragilité et le danseur semble toujours proche
de la chute comme l'est un funambule. Cela crée une impression
étrange : ce corps face à nous est flou, tremble, se débat et
se balance sans cesse. En cela il est indiscernable. La danse de
Pippo Delbono ne peut être appréhendée que dans cette fragilité
du regard.
Le corps
qui danse ne peut être saisi totalement : car ce mouvement interne
qui le caractérise est indissociable de son être. Le corps qui
danse est palpitant, en constante tension. Georges Didi-Huberman
écrit dans l'introduction de son ouvrage Phalènes :
« Comme
les ailes d'un papillon, l'apparition est un perpétuel mouvement de
fermeture, d'ouverture, de refermeture, de ré-ouverture... c'est un
battement. Une mise en rythme de l'être et du non-être. Faiblesse
et force du battement. »
lignes
extraordinaires en ce qu'elles ne font que louvoyer (mais il ne peut
en être autrement) la beauté du papillon et prennent un écho
formidable au sujet de la danse. Toute la beauté du papillon/phalène
réside dans le fait que l'on ne peut le saisir totalement du
regard : il vole devant nous et dans le mouvement de ses ailes
les couleurs et les motifs s'agitent sans que l'on puisse les saisir.
Le seul moyen d'observer un papillon de manière stable c'est de le
tuer et de l'accrocher au mur mais ce serait lui ôter ce qui le
caractérise : la vie. Danser c'est papillonner : créer des
rythmes, ouvrir le corps et le fermer, ouvrir l’espace et le
fermer. En cela danser est un acte de vie bouleversant : le corps
dansant est à la fois fragile (parce qu'au bord du gouffre, proche
de la disparition) et puissant (splendeur d'une beauté fulgurante),
il est toujours apparition fugace. Toute la poésie de la danse
réside dans cette beauté allusive d'un corps toujours déchiré
entre pulsions de vie et de mort, entre apparition et disparition.