« Ce
qui est sensible à Lascaux, ce qui nous touche, est ce qui bouge. Un
sentiment de danse de l’esprit nous soulève devant ces œuvres où,
sans routine, la beauté émane de mouvements fiévreux : ce qui
s’impose à nous devant elles est la libre communication de
l’être et du monde qui l’entoure, l’homme s’y délivre en
s’accordant avec ce monde dont il découvre la richesse. »
Si
les mots que prononce Bataille dans Lascaux
ou la naissance de l'art sont
si bouleversants, c'est sans doute parce qu'ils rendent compte d'une
fascination étrange : les empreintes des mains laissées par des
homo sapiens, 18 000 ans av. J.C, sont à la fois des traces, et donc
lieux où les frontières du temps sont floues et qui dansent dit
Bataille: "ce qui nous touche, c'est ce qui bouge".
L'empreinte c'est une image "qui bouge" : elle vient du
passé et surgit en un éclair dans le présent, elle est à la fois
distincte et pourtant en mouvement, elle surgit et s'échappe. Comme
Bataille l'avait appréhendé, d'un regard enfin, l'empreinte laissée
par le corps est une image vraie du passé, image-mémoire et
corporelle, image pulsative surtout car toujours bel et bien vivant
paradoxalement. L'empreinte est imprégnation d'une forme dans une
matière plastique ou sur un support. Elle fait du corps l'outil de
la représentation, ce dernier se fait pinceau mais aussi sujet de la
représentation car sa propre empreinte devient objet à
contemplation ; elle est créatrice du sujet et elle est le sujet.
Mais elle est autre. Au-delà de cet aspect visuel se dissimule une
histoire car elle est la trace d'une présence humaine. L'empreinte
n'est pas précise, c'est une trace, elle ne fait qu'évoquer,
suggérer le corps.
L'empreinte
se fait vestige,
court instant extrait de la linéarité de la vie d'un corps imprégné
dans la matière. Cette empreinte de pas humain sur la lune et ces
empreintes de mains préhistoriques sont traces du passage de l'homme
dans un milieu. L'empreinte est ce qui reste de l'homme alors que
lui-même n'est plus présent, elle est souvenir de sa présence et
donc vestige. Alors
que ce passage humain et son existence sont éphémères, l'empreinte
de son passage, elle, est immortelle, résistante au passage du
temps. Face à une existence vouée à une fin inhérente,
l'empreinte apparaît comme éternelle et défiante : les
empreintes préhistoriques en sont l'incarnation même car elles ont
su affronter les milliers d'années qui se sont écoulées entre le
moment de leur réalisation et le moment présent. L'empreinte défie
le temps, elle lui résiste en s'infiltrant, en s'incrustant dans la
matière et la fige à jamais de telle sorte que les années ne lui
portent jamais atteinte.
L'empreinte
est impression dans la matière mais dépasse la simple imitation de
la forme corporelle, elle en est l'évocation,
la suggestion.
Contrairement à une représentation « classique » du
corps, l'empreinte ne fait que l'évoquer en exposant sa forme, sa
silhouette et ses courbes. Les Anthropométries de
Klein représentent cette « rencontre
de l'épiderme humain avec le grain de la toile » (Catherine
Millet). Le corps est réduit à une empreinte, une trace qui donne à
voir l'immédiateté du contact humain avec la matière sans aucun
détail. Et c'est sans doute avec ces formes bleues d'Yves Klein
que l'on touche à l'aspect le plus fascinant de l'empreinte : elle
est toujours en mouvement. Car les corps traînés sur la toile des
modèles féminins d'Yves Klein ou tout simplement posés sur la
toile de manière verticale sont toujours danses et mouvements :
danse étrange et rituelle d'une part lorsque les femmes se traînent
les unes les autres, danse intime lorsque le modèle se pose
doucement sur la toile qui s'imprègne de ces formes. L'empreinte
devient alors une image sillage : les traces plus ou moins claires ou
foncées, denses ou à peine visibles des Anthropométries de
Klein sont autant de traces du corps en mouvement dont il est
difficile de garder une trace distincte. C'est là le
bouleversement qui se produit face aux empreintes bleues de Klein :
l'empreinte n'est plus trace fixe et morte mais bien trace fuyante
d'un corps dont on ne peut capter la vie qu'en acceptant son
caractère mouvant et forcément insaisissable, comme l'est toujours
une suggestion.
L'empreinte
est mystique car le regard que l'on porte sur elle la dote d'une aura
particulière, l'élevant à un statut presque irrationnel. « Ils
prirent donc le corps et le lièrent de linges, avec les aromates,
selon le mode de sépulture en usage chez les Juifs »
(Jean 19, 40) : selon la tradition biblique, le Saint Suaire
serait le linge dans lequel Joseph d'Arimathie et Nicomède auraient
enveloppé le corps de Jésus descendu de la croix. On croyait ainsi
que l'empreinte était celle du visage du Christ et les croyants ont
longtemps fait de cet objet une relique sainte. Si ce linceul possède
une telle aura mystique, c'est parce qu'on le voit comme un matériau
ayant été en contact avec une présence, un corps, à savoir celui
du Christ martyr. Ce n'est pas l'empreinte en elle-même que
l'on considère mais celui dont elle est la trace.
Le
masque mortuaire de l'Inconnue de la Seine serait, si l'on en croit
la légende, le moulage réalisé au XIXe siècle par un employé de
la morgue du cadavre d'une jeune femme noyée dans la Seine. Saisi
par sa beauté, l'homme aurait réalisé ce moulage pour conserver
l'empreinte de ces traits, garder une trace de ce visage avant qu'il
ne se consume. Ce qui est frappant lorsque l'on observe ce masque
mortuaire, c'est le sourire qui se dessine sur le visage de cette
jeune femme que l'empreinte a immortalisé. S'il y a lieu de
s'étonner, c'est parce qu'il semble invraisemblable qu'une femme en
train de se noyer puisse sourire ainsi. Le moulage a figé dans le
plâtre ce passage furtif entre la vie et la mort et donne lieu à
différentes spéculations : ce sourire pourrait symboliser le
bonheur face à ce passage dans l'au-delà, dans un ailleurs
immatériel que l'empreinte a matérialisé.