jeudi 15 mai 2014

Visages ; Corps, première partie

J'entame ici une série d'articles consacrée aux Corps. Cette première partie est un portrait collectif, consacré aux visages qui constituent de véritables constellations :


« Dans la photographie, la valeur d'exposition se met à repousser sur toute la ligne la valeur cultuelle. Mais celle-ci ne cède pas sans résistance. Elle dispose d'un dernier retranchement : le visage »


Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie

 ill. 1 et 2

Le visage du nouveau né paraît si fragile, en train de se déployer alors que celui du vieillard se referme sur lui-même. Dans les deux cas il s'agit d'origines, ou plutôt de racines : que ce soit chez le nouveau vivant ou chez le mourant, le visage est image des rizhomes des visages, c'est à dire lignes et creux, formes organiques qui se donnent à voir et qui apparaissent dénudés devant nous. Les photos de Philippe Bazin m'apparaissent comme des visages de résistance : le cadre serré impose un face à face et nous force à les regarder de près, non pas comme des images mises à distance, mais bel et bien comme des présences. Car la proximité instauré par le photographe nous impose de regarder ces visages naissants et mourants dans leur drame formel : le visage est ce qui s'ouvre et se ferme, ouvre et couvre le temps ; le visage c'est ce qui prend forme. Je parle de résistance car ces photos ont été prises par Philippe Bazin alors qu'il préparait encore sa thèse de médecine : elles ont été prises dans les lieux inhumaines que sont les hôpitaux ou les maisons de retraite. En prenant en photo ces visages et en les dressant face à nous, Philippe Bazin rétablit l'humanité de ces visages perdus dans l'uniformisation et la déshumanisation du monde médical. Le visage du vieillard, bien que reflet d'un temps qui va vers sa fin, semble résister, se manifester encore, être présent, encore. C'est alors que la face du nouveau né, entre informe et forme, est très proche de celle du mourant.


Résistance formelle car étrangeté (ce face à face qui crée un malaise), résistance enfin car ces visages n'ont pas de noms, ces visages sont à la fois uniques et pourtant inconnus. Ils constituent une manifestation de l'espèce humaine, des temps qui la traverse et la façonne.

ill. 3, 4 et 5

August Sander photographiait toute la société, toutes les couches sociales : les travailleurs, les bourgeois, les artistes, les fous, les vieux, les enfants etc... Son approche est pleine de simplicité, d'humilité : il s'agit de faire le portrait de la personne dans son environnement, les personnes étaient photographiées avec leur attributs (ustensiles, vêtements de travail). Mais il y a chez les visages d'August Sander un décalage : une étrangeté comme chez ce visage de l'artiste Heinrich Horle (ill.3). J'y vois une ambivalence frappante : à la fois le visage est « normal », à la fois il semble qu'il soit autre. Etrange paradoxe qui s'explique en partie par le menton proéminent et ce crâne disproportionné ; mais je pense également que cette étrangeté est due à cet aura dont parle Benjamin dans Petite Histoire de la photographie : alors que dans la photographie, du fait de sa reproductibilité, la valeur cultuelle aurait dû disparaître totalement, il subsiste cette zone de résistance, cet extraordinaire visage. Je m'en tiendrais à une lecture humble de Benjamin : ce dont il parle c'est de ce visage si ordinaire que photographie Sander, si ordinaire et pourtant si étrange. Reproductible elle aussi, la photographie d'August Sander présente donc ces visages comme les derniers réceptacles de l'aura. Loin de moi l'idée de développer la définition de l'aura, cet « étrange tissu d'espace et de temps : l'apparition unique d'un lointain, aussi proche soit-il » comme le dit Benjamin mais de saisir ce qui s'impose là, dans ces visages qui font un trou dans l'image reproductible qui se dressent devant nous comme faces familières mais aussi étrangères. C'est alors que je pense à Pasolini : lui qui allait dans les banlieues pauvres de Rome trouver ses acteurs, lui qui fit des paysans africains les personnages principaux de Carnet de Notes pour une Orestie (ill.5) visages porteurs des formes « antiques » en voie de disparaître. Dans tous ses films Pasolini use allégrement du gros plan sur les visages : ceux des gamins sales de Rome, des prostitués, des victimes de l'Histoire et du néo-capitalisme dans La Rabbia mais aussi des apôtres dans L'Evangile selon Mathieu. A chaque fois Pasolini donne à voir ces visages comme les derniers vestiges d'une Italie antique, innocente, pas encore défigurée par l'uniformisation de la culture néo-capitaliste. Filmer ces visages, ces sans-noms c'est dresser un portrait collectif de résistance, poétique (quel beauté troublante que celle des visages humbles des travailleurs pauvres de l'Italie des années 60) mais aussi politique, car ces visages sont pures, dénués de toute récupération et de toute perversion néo-capitaliste.


Je suis toujours ému par la simplicité des visages que présentent Pasolini ou Sander : humbles, portant avec eux toute l'innocence de l'inconnu et de l'ordinaire. Si le visage est un lieu de résistance c'est d'abord parce qu'il nous résiste (il se refuse à la connaissance, il nous échappe) mais surtout, particulièrement chez Pasolini, car les visages des sans-noms sont les derniers lieux de résistance face aux images et aux corps uniformisés, sur-exposés (dans les magazines, à la télévision, sur les affiches de publicité).

ill.6 et 7


Ces visages surgissent alors du réel, mettent à mal les frontières. Car ces visages d'acteurs non-professionnels choisis par Pasolini portent sur leur face une innocence (culturelle) qui nous impose un face à face, encore. Mais celui-ci est poétique : le visage du Christ (ill.6), interprété par un simple étudiant espagnol Enrique Irazoqui, est si beau, si doux et si simple, figure d'un christ communiste. Si doux ce visage de Joseph, pauvre travailleur silencieux, si doux ce visage de l'ange Gabriel (ill.7), jeune fille au visage qui semble sorti d'une fresque florentine. Et c'est là que s'ouvre une brèche dans la réalité : Pasolini en a fait des anges, par son regard bienveillant et amoureux. 

ill.8 et 9


Je pense alors à ce visage qui surgit de manière si subtile mais néanmoins frappante de la jeune fille dans La Dolce Vita de Fellini, lorsque Marcello à la terrasse d'un café au bord de la plage demande à cette serveuse de se mettre de profil et remarque : « on dirait un de ces angelots des églises ombriennes » (ill.8) frappé par la réalité enchantée et poétique qui émane de ce visage devenue peinture. Il crée un décalage poétique et formelle, et devient visage sacré. Sacré car c'est alors que les visages figés des peintures italiennes (ill.9) se déploient dans le visage de la jeune fille de La Dolce Vita. Sacré enfin car c'est dans ce visage que se réfugie cette poésie inexplicable, l'aura dont parle Benjamin, comme dans ces visages filmés par Pasolini, photographiés par August Sander et Philippe Bazin. Visages de résistance formelle et politique : c'est dans ces faces de sans-noms que se niche la plus belle part du réel bouleversé. 

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