vendredi 2 mai 2014

parler-voir


Il en est des images comme des larmes d'enfants. Elles coulent lentement, très lentement, presque imperceptiblement, des yeux jusqu'au coin des lèvres, sans qu'on ne comprenne vraiment comment elle est arrivée là si vite. Du coin de l'œil jusqu'au coin des lèvres ; de la vision à l'expression. La parole est en arts une seconde vie, un recyclage, une renaissance dans un monde tout autre. La parole accolée à l'art est une tentative désespérée pour se rattacher à un monde connu et reconnu, un monde que l'on croit être fixe, sécurisant et le mieux maîtrisé : celui du langage. Peur certaine. C'est elle qui amène à s'y réfugier. Frayeur d'un monde abyssal dans lequel je pourrais me perdre. Surtout jamais, ne jamais s'y laisser tomber. Le langage forme une barrière de sécurité, un bouclier en titane : par des mots associés à l'image, je fixe. J'ex-plique, je déploie, je déplie. Je tente, après le vertige qu'elle suscite en moi, de fouiller l'image pour en faire sortir le mystère. Comme on tente d'extirper au magicien sa ruse pour s'assurer que rien de magique ne subsiste, que tout est en notre contrôle. Une violence facile et xénophobique. Ce flux qui dans ma tête et ne cesse jamais de murmurer est celui d'un doux tyran aux visées expansionnistes, qui espère sous son commandement ramener toute chose. Ce flux démarche sans cesse pour faire couler les images vers son royaume discursif. La larme coule vers le coin des lèvres, happée par une force tyrannique.

Les images, au moins à partir de la peinture médiévale, ont été contraintes de se faire littérature, discours. Ce que l'on appelle les "quatre sens de l'Ecriture" les a mutilées en ce qu'elles ne sont pas, leur donnant pour objectif d'atteindre l'essence des choses - oui - mais par des moyens analogues aux écritures bibliques, par une rhétorique de l'image faite mots. Ainsi le pont entre l'image et le discours était des plus simples : il suffisait de "traduire", faire passer d'une langue à une autre. Or, traduire des images revient à les trahir, puisqu'en les changeant en mots on en fait autre chose que ce qu'elles sont.

vitrail de la cathédrale de Chartres


Les images sont apparitions. Qu'elles soient forme colorée, sonorité, situation, elles sont des lucioles qui, le temps d'un instant, hors d'un temps qui paraît une éternité, scintillent dans la nuit, prêtes à éblouir. Une telle apparition n'a pas besoin de mots. Elle vit et meurt en apparaître, et les traces qu'elle laisse sont celles d'une vision. Forte de son éclat, l'image résiste au langage qui est pour elle nuit et obscurité, et qui tend à l'engloutir. Puissance d'une lueur qui ne ment pas. Face à elle, au coeur de mon esprit, cette voix qui résonne dans ma tête, qui, en continu, fournit le matériau nécessaire à ma pensée, les rencontres empiriques de chaque seconde. La pensée foisonne, elle perpétue des schémas, élevant tout autour d'elle-même le bloc de marbre qui la fera prisonnière. Ce qu'elle frôle, elle le fournit d'attributs, de statuts à la visée universelle. Et pourtant, lorsque l'image est belle, lorsque l'image est sincère, autonome et pure, elle lui résiste. Observez un motif, une forme, une couleur: elle résiste, ce serait-ce qu'une seconde, au tourbillon des mots. Elle reste à nos yeux sourde et muette. Elle se montre, ne serait-ce qu'une seconde, sans voile : pure apparaître. 

Sans titre, Jackson Pollock

Nous devrions nous présenter devant l'image comme entrant dans un lieu sacré. Non qu'elle doive être source d'idolâtrie, mais en tant qu'elle est ouverture sur une région de dissemblable. Offrande au monde de la main de l'homme, ou révélation impromptue d'un regard, l'image éclatante est porteuse d'un écart. Elle est autre et étrangère puisqu'elle contient en son sein un mystère, une part de l'humanité qui autrefois a été perdue. L'image nous est inconnue puisqu'elle montre quelque chose de nous que nous avons oublié. En cela, elle est écart. Elle tient entre ses mains et présente un vide, une aire vacante à cheval entre notre monde et le sien. L'étendue de ce vide varie certes entre les âges, mais qu'importe, il existe : même la peinture la plus figurative ne peut faire oublier qu'elle est peinture... mais à la fois réelle pourtant. Un entre deux. Un écart. Pour cela au moins elle impose un respect qui se mue en silence. Rien ne doit être dit qui pourrait briser l'équilibre qui y réside. Un seul "c'est" et l'écart serait nié, le charme rompu, et l'image en serait asservie au langage.
Peur certaine. C'est bien la peur qui conduit à cette trahison. Parler d'art est une chose, le penser et le vivre par les mots en est une autre. La première rencontre est celle d'une séduction, d'un regard échangé en biais entre deux amants. Nier l'écart par les mots, c'est faire preuve d'une peur du pouvoir de l'image. Une fois faite illustration du langage parlé, on ne risque plus rien d'elle. C'est sûrement la crainte d'une trop grande indépendance de l'image qui en fait arriver là. Et pourtant elle est toujours des nôtres. "L'art pour l'art" n'est rien de moins qu'un serpent qui se mord la queue, une lubie qu'il n'est aucune raison de craindre. Car évidemment, l'image dit quelque chose, évidemment, elle fait ressentir, elle choque, elle brûle. Sans cela nous nous ne attarderions pas face à elle. Seulement voilà, elle le fait de sa manière toute particulière, avec son propre langage, qui n'est pas mots mais images.

L'homme sait parler la langue des images, il l'a toujours su, mais il l'a oublié. C'est un désapprentissage qu'il lui faut pour renouer avec cet idiome ancestral qu'est celui des images. Puisque toute traduction serait trahison, puisqu'il nous faut faire perdurer les images dans ce monde qui est le leur, nous devons vivre le rêve d'une image-imagée, d'une rencontre purement sensible. Courage de repousser les mots jusqu'à ce qu'ils disparaissent, de plonger sans harnais au royaume du sensible, où tout n'est que forme et couleur, où l'image exprime plutôt qu'illustre. Je rêve d'un monde où l'art serait silencieux, fort de sa sincère nudité. Je rêve d'un monde où les images seraient larmes ne coulant plus, qui perdureraient toujours au coin de l'œil, organe de cet autre langue maternelle. 

Skyspace, James Turrell

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