Il
en est des images comme des larmes d'enfants. Elles coulent
lentement, très lentement, presque imperceptiblement, des yeux
jusqu'au coin des lèvres, sans qu'on ne comprenne vraiment comment
elle est arrivée là si vite. Du coin de l'œil jusqu'au coin des
lèvres ; de la vision à l'expression. La parole est en arts une
seconde vie, un recyclage, une renaissance dans un monde tout autre.
La parole accolée à l'art est une tentative désespérée
pour se rattacher à un monde connu et reconnu, un monde que l'on
croit être fixe, sécurisant et le mieux maîtrisé : celui du
langage. Peur certaine. C'est elle qui amène à s'y réfugier.
Frayeur d'un monde abyssal dans lequel je pourrais me perdre. Surtout
jamais, ne jamais s'y laisser tomber. Le langage forme une barrière
de sécurité, un bouclier en titane : par des mots associés à
l'image, je fixe. J'ex-plique, je déploie, je déplie. Je tente,
après le vertige qu'elle suscite en moi, de fouiller l'image pour en
faire sortir le mystère. Comme on tente d'extirper au magicien sa
ruse pour s'assurer que rien de magique ne subsiste, que tout est en
notre contrôle. Une violence facile et xénophobique. Ce flux qui
dans ma tête et ne cesse jamais de murmurer est celui d'un doux
tyran aux visées expansionnistes, qui espère sous son commandement
ramener toute chose. Ce flux démarche sans cesse pour faire couler
les images vers son royaume discursif. La larme coule vers le coin
des lèvres, happée par une force tyrannique.
Les
images, au moins à partir de la peinture médiévale, ont été
contraintes de se faire littérature, discours. Ce que l'on appelle
les "quatre sens de l'Ecriture" les a mutilées en ce
qu'elles ne sont pas, leur donnant pour objectif d'atteindre
l'essence des choses - oui - mais par des moyens analogues aux
écritures bibliques, par une rhétorique de l'image faite mots.
Ainsi le pont entre l'image et le discours était des plus simples :
il suffisait de "traduire", faire passer d'une langue à
une autre. Or, traduire des images revient à les trahir, puisqu'en
les changeant en mots on en fait autre chose que ce qu'elles sont.
vitrail
de la cathédrale de Chartres
Les
images sont apparitions. Qu'elles soient forme colorée, sonorité,
situation, elles sont des lucioles qui, le temps d'un instant, hors
d'un temps qui paraît une éternité, scintillent dans la nuit,
prêtes à éblouir. Une telle apparition n'a pas besoin de mots.
Elle vit et meurt en apparaître, et les traces qu'elle laisse sont
celles d'une vision. Forte de son éclat, l'image résiste au langage
qui est pour elle nuit et obscurité, et qui tend à l'engloutir.
Puissance d'une lueur qui ne ment pas. Face à elle, au coeur de mon
esprit, cette voix qui résonne dans ma tête, qui, en continu,
fournit le matériau nécessaire à ma pensée, les rencontres
empiriques de chaque seconde. La pensée foisonne, elle perpétue des
schémas, élevant tout autour d'elle-même le bloc de marbre qui la
fera prisonnière. Ce qu'elle frôle, elle le fournit d'attributs, de
statuts à la visée universelle. Et pourtant, lorsque l'image est
belle, lorsque l'image est sincère, autonome et pure, elle lui
résiste. Observez un motif, une forme, une couleur: elle résiste,
ce serait-ce qu'une seconde, au tourbillon des mots. Elle reste à
nos yeux sourde et muette. Elle se montre, ne serait-ce qu'une
seconde, sans voile : pure apparaître.
Sans
titre, Jackson
Pollock
Nous
devrions nous présenter devant l'image comme entrant dans un lieu
sacré. Non qu'elle doive être source d'idolâtrie, mais en tant
qu'elle est ouverture sur une région de dissemblable. Offrande au
monde de la main de l'homme, ou révélation impromptue d'un regard,
l'image éclatante est porteuse d'un écart. Elle est autre et
étrangère puisqu'elle contient en son sein un mystère, une part de
l'humanité qui autrefois a été perdue. L'image nous est inconnue
puisqu'elle montre quelque chose de nous que nous avons oublié. En
cela, elle est écart. Elle tient entre ses mains et présente un
vide, une aire vacante à cheval entre notre monde et le sien.
L'étendue de ce vide varie certes entre les âges, mais qu'importe,
il existe : même la peinture la plus figurative ne peut faire
oublier qu'elle est peinture... mais à la fois réelle pourtant. Un
entre deux. Un écart. Pour cela au moins elle impose un respect qui
se mue en silence. Rien ne doit être dit qui pourrait briser
l'équilibre qui y réside. Un seul "c'est" et
l'écart serait nié, le charme rompu, et l'image en serait asservie
au langage.
Peur certaine.
C'est bien la peur qui conduit à cette trahison. Parler d'art est
une chose, le penser et le vivre par les mots en est une autre. La
première rencontre est celle d'une séduction, d'un regard échangé
en biais entre deux amants. Nier l'écart par les mots, c'est faire
preuve d'une peur du pouvoir de l'image. Une fois faite illustration
du langage parlé, on ne risque plus rien d'elle. C'est sûrement la
crainte d'une trop grande indépendance de l'image qui en fait
arriver là. Et pourtant elle est toujours des nôtres. "L'art
pour l'art" n'est rien de moins qu'un serpent qui se mord la
queue, une lubie qu'il n'est aucune raison de craindre. Car
évidemment, l'image dit quelque chose, évidemment, elle fait
ressentir, elle choque, elle brûle. Sans cela nous nous ne
attarderions pas face à elle. Seulement voilà, elle le fait de sa
manière toute particulière, avec son propre langage, qui n'est pas
mots mais images.
L'homme
sait parler la langue des images, il l'a toujours su, mais il l'a
oublié. C'est un désapprentissage qu'il
lui faut pour renouer avec cet idiome ancestral qu'est celui des
images. Puisque toute traduction serait trahison, puisqu'il nous faut
faire perdurer les images dans ce monde qui est le leur, nous devons
vivre le rêve d'une image-imagée, d'une rencontre purement
sensible. Courage de repousser les mots jusqu'à ce qu'ils
disparaissent, de plonger sans harnais au royaume du sensible, où
tout n'est que forme et couleur, où l'image exprime plutôt
qu'illustre. Je rêve d'un monde où l'art serait silencieux, fort de
sa sincère nudité. Je rêve d'un monde où les images seraient
larmes ne coulant plus, qui perdureraient toujours au coin de l'œil,
organe de cet autre langue maternelle.
Skyspace,
James Turrell
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