lundi 30 juin 2014

Gestes et attitudes





Pasolini, Salo ; Gladiateur Borghèse 100 av.J.C ; Eisenstein, Octobre ; Pasolini, Il vangelo secondo Matteo ; Eisenstein, Le Cuirassier Potemkine ; Pasolini, Il vangelo secondo Matteo ; Pasolini, Il vangelo secondo Matteo ; Pasolini, Il vangelo secondo Matteo ; Eisenstein, Le Cuirassier Potemkine ; Pasolini, La Rabbia ; Eisenstein, Le Cuirassier Potemkine ; Charlie Chaplin, The Kid ; Bill Douglas, My Ain Folk ; Bill Douglas, My Childhood ; Pasolini, Accattone ; Bill Douglas, My Childhood

mardi 17 juin 2014

Hiroshi Sugimoto, l'expérience vécue


Je vis les œuvres d'art, comme des expériences. La fois où j'ai lu Anima de Wajdi Mouawad a été la seule où l’œuvre a été plus forte que moi. Peut être que trouver de la beauté à tant de petites horreurs accumulées m'a terrifiée, peut être que l’œuvre est devenue pour moi si vivante que j'ai eu peur pour ma propre vie. Souvent, aussi, lorsque je vais au théâtre, je confonds la pièce avec ma vie.


En visitant La fin du monde de Hiroshi Sugimoto au Palais de Tokyo, j'ai eu mal au ventre. De nuit, en entrant dans la salle, nous avons cherché quelque chose, avec la lampe torche que l'on nous fournit à l'entrée. Nous avons cherché quelque chose et je crois que je nous l'avons trouvé, et ça m'a fait mal au ventre. Nous sommes entrés dans ces salles comme dans un monde à part. Il faisait noir et nous étions seuls. Nous ne savions pas de quoi nous étions entourés avant de cibler uns à uns les objets aux alentours. De la main droite, celle qui tenait la lampe, tandis que l'autre restait aux aguets, dans l'obscurité angoissante. Un vieux village abandonné : fossiles et météores, boîtes de Campbell et affiches de propagandes. Tous ramenés au même niveau temporel : celui d'âges immémoriels. Dans la pénombre, on ne distingue plus grand chose, et tous les objets prennent un aspect très vétuste. Le lieu lui même y participe. Lierres tombants du haut des murs, poussière, vitres en mauvais état, parchemins : l'artiste a mis chaque détail en œuvre afin de créer cet univers. Et c'est en ce lieu clos que le visiteur doit partir à la recherche des traces de ses ancêtres. Car c'est bien de lui qu'il s'agit ici. Des mots d'artistes, d'économistes, de scientifiques, et autres protagonistes de cette époque, ou de simple témoins, écrits le plus souvent à l'encre noire sur du papier usé, témoignent de la fin de ce monde et en expliquent les causes.

C'est un drame sans cause dont nous avons les débris sous nos yeux. Sans cause et absurde. « Aujourd'hui, le monde est mort, ou peut-être hier je ne sais pas ». Mots lancés comme sous le choc, mots aphones. Mots laissés comme héritage, sur le coup, face à une fin sans cause et absurde puisqu'il semble qu'on y soit arrivés sans raison. Sans raison puisque chacune des voix sur chacun des écrits nous en donne une raison différente. Toutes se recoupent finalement, mais la synthèse en est effrayante et incompréhensible. Elle n'est pas une raison valable, elle ressemble à une non raison, une fatalité : les hommes auraient mené eux-mêmes leur monde à sa perte, causant ainsi également la leur. Aujourd'hui le monde est mort, parce qu'on la bien voulu. Et pourtant, sceptiques et calmes qu'ils sont, les mots laissés ne s'en étonnent pas. Comme si ses étranges créateurs avaient regardé avec curiosité leur maison tomber en ruines et s'écrouler. C'est ce qu'il nous arrive aussi, quelques milliards d'années plus tard. Ou était-ce seulement hier ?


Hier, ou aujourd'hui, ou il y a un milliard d'année. Un milliard d'année, c'est ce que semble nous indiqué l'angoissant marasme des lieux. Et pourtant, certains des objets qui s'y trouvent nous ressemblent, sont des nôtres. Les bouteilles qui reposent au sol, malgré l'épaisse couche de poussière, sont les mêmes que celles que nous entassons encore, leur adoration est la même – religion et capitalisme, les matières qui peuplent leur monde sont identiques aux nôtres. En revanche, à côté de cela, et parmi ses ressemblances, perdurent un décalage. Certains objets, des ustensiles peut-être, ne nous semblent pas si familiers. Ou d'autres, encore, apparaissent à ce point ancestraux qu'il ne nous parlent plus. D'autres, finalement, jouent le rôle de bien probables éventualités dont nous n'avons pas encore l'expérience. Et je ne peux m'empêcher d'avoir à l'esprit l'image de deux canaux qui auraient commencé à se séparer. Leur point de divergence, derrière, est encore assez proche pour que du nôtre nous puissions jeter un regard en biais, voir ce qu'il se passe de l'autre côté, à bord de cette branche, celle qui a dérivé. Une distance, un recul, pour mieux appréhender ce qu'on se saurait voir en y étant plongé. Une distance, un recul, qui devraient suffire à susciter un profond désir de renaissance.

En visitant les salles d'Hiroshi Sugimoto, j'ai eu mal au ventre. Douce angoisse que procure l'art. Je savais que j'étais protégée par les portes de ma perception, qui parfois préfèrent ne laisser passer que l'inoffensif. Léger danger pourtant. Un danger, oui. Comment ne pas le ressentir ? Quand je vais au théâtre, souvent, je confonds la pièce avec la vie ; j'oublie. Ou plutôt je me souviens. Que j'ai tant de choses à craindre et tant de choses à haïr. J'ai mal au ventre parce que je me souviens, parce que, simultanément, j'aimerais ne jamais plus sortir de cette pièce pour me souvenir toujours, et partir à jamais pour tout oublier. Ces salles d'apocalypse m'ont fait me souvenir du monde dans lequel je vis. Est-ce que c'est ça, Hiroshi, que tu as voulu dire, en parlant de Marcel Duchamp comme d'un bien officiel marchand de sel  ? est-ce que toi aussi tu espères un art qui crie – violemment ou non – et qui tord le ventre ? Est-ce que toi aussi tu prie pour qu'en sortant d'ici nos vies soient changées ?


Malheureusement, en sortant, on oublie.