Lever
le poing constitue deux gestes : refermer sa main en pliant tous
les doigts de manière à serrer le poing et lever son bras. Ce geste
semble si simple que l'on ne pense pas à toute la puissance qui en
émane. La main est l'outil du prolétaire qui, sans elle, ne
pourrait travailler et subvenir aux besoins de sa famille : elle
sert à faucher le blé mais aussi à tenir le marteau. La main est
aussi ce qui permet à l'homme de se battre, de se défendre et
serrer le poing revient à extérioriser sa colère. Lever le bras
sert à se distinguer, se démarquer de la foule pour montrer sa
présence, son mécontentement. Le bras tendu vers le sol n'a pas
autant de puissance que le bras tendu vers le ciel. Si les
révolutionnaires se sont emparés de ce geste en signe de
contestation, ce n'est pas anodin. L'ouvrier comme le paysan qui se
révoltent contre la classe bourgeoise qui les exploite brandissent
le poing en signe de contestation violente qui se fera par la force.
Ce geste exécuté par le jeune homme de la maison clause dans Salò
ou les 120 Journées de Sodome
de Pasolini apparaît comme un geste de soulèvement, de défis face
à la société bourgeoise qui asservit la classe prolétaire. De
même, lorsque les marins du cuirassier Potemkine dans le film
d'Eisenstein s'insurgent contre les officiers, ceux-ci brandissent le
poing pour montrer leur mécontentement face aux privilèges de la
classe dirigeante. De Pasolini à Eisenstein, le poing levé est à
la fois un acte de résistance, mais aussi un geste traversé par les
survivances : les gestes que nous effectuons ont été effectués
par d'autres avant nous. Lever un bras, se mettre à genoux, tendre
la main sont des gestes qui sont porteurs d'un héritage.
Warburg
fût sans doute celui qui repéra les gestes comme symptômes
inconscients des temps anciens : les peintures de la renaissance
italienne sont pétries d'attitudes et de gestes antiques, formes
surgissant du passé pour s'incarner dans les corps
contemporains. Ainsi les mères que filme Pasolini, comme Anna
Magnani dans Mamma Roma,
font des gestes identiques aux lamentations représentées dans
l'Egypte ancienne ou dans les tableaux de la Renaissance italienne.
La
douleur qu'éprouve une mère face à la mort de son enfant se
traduit par des gestes, des attitudes qui expriment cette souffrance.
La bouche béante symbole à la fois d'une stupéfaction funeste et
d'un cri de douleur, les bras orientés vers le sol et les paumes
ouvertes en signe d'impuissance, le visage levé au ciel comme si
l'on interrogeait le divin sont les gestes et les attitudes qui
extériorisent ce déchirement intérieur. Toutes ces représentations
sont fortes en expression car ce sont les gestes qui transmettent
cette intensité et nous les connaissons, nous y avons constamment
recours sans même nous en rendre compte alors qu'ils sont l'outil
même de l'expression. Le peintre comme le cinéaste les utilisent
afin de communiquer des sentiments et c'est pour cette raison que la
douleur de la vierge, de Mamma
Roma
ou de la mère russe qui voit son enfant mourir dans le Cuirassier
Potemkine peut
être comprise par tout le monde.
Ce
n'est pas un hasard si Pasolini aimait tant les corps des pauvres
italiens, vivant dans les banlieues de Rome : corps innocents,
encore porteurs des valeurs antiques et pas encore perverties par la
bourgeoisie et le néo-capitalisme. C'est en ce sens qu'il faut
observer chez Pasolini cette attitude du vagabond, de celui qui
marche sans but, celui qui ne fait rien comme Accattone. Il y a chez
le vagabond pasolinien une attitude de résistance : Accattone
qui marche d'un pas las, qui s'allonge au soleil refusant de
travailler, est en fait en résistance contre une certaine
uniformisation des comportements.
Les
gestes et attitudes sont donc traversés par des survivances, mais
sont donc également actes de résistance. La résistance n'en est
que plus forte qu'elle s'inscrit dans le corps de manière
quotidienne et naturelle. Je pense au petit Jamie dans
l'extraordinaire trilogie de Bill Douglas : cet enfant sans
cesse sale du noir du charbon de l'Ecosse de cette époque, cet
enfant qui marche sans but dans les rues du village. Surtout je pense
à ses gestes de résistances : gestes humbles et simples qui en
font des actes de résistance d'autant plus forts. Par exemple, Jamie
va le matin chercher du charbon (dans ce monochrome noir qui
l'engloutit) afin de chauffer la maison (qui ressemble plus à un
habitat informel) où sa grand-mère et son frère l'attendent. Il se
penche et ramasse le charbon qu'il enroule dans un papier. Des gestes
quotidiens, simples qui sont traversés d'une résistance de tous les
jours, sorte de rituel corporel où les gestes portent en eux toute
une culture, tout un mode de vie propre à une certaine classe
sociale.
Une
scène formidable symbolise cette résistance du petit Jamie,
résistance envers les comportements uniformisés et embourgeoisés
(et c'est en ce sens que son combat rejoint celui du vagabond
pasolinien, même s'il n'est pas du tout orienté aussi consciemment
que chez Pasolini). Alors qu'il a finalement été recueilli
(à contrecœur) par son père et sa grand-mère habitant un
appartement bourgeois, le jeune Jamie est traité comme un
marginal. Il est sale dans un appartement plein d'argenteries et de
tapisseries, tout lui est interdit, même le chien de la maison est
mieux traité que lui (symboliquement il s'assied dans les coins de
l'appartement alors que le chien est autorisé à se poser sur les
fauteuils). Alors qu'il est seul, l'enfant voit une bouteille de lait
sur laquelle la grand mère a tracé une ligne, afin d'être sûre
qu'il n'en boira pas.
Dans
une suite de geste très simples mais très précis (tous les objets
doivent rester à leur place respectives) Jamie boit le lait sans se
restreindre. Pour le remplir à nouveau afin que le niveau de lait
corresponde bien à la limite tracé par la grand, il urine dans la
bouteille au-dessus du panier du chien.
Résistance
bien sûr face à cette famille qui le traite comme un étranger ;
mais plus subtilement ces gestes, qui deviennent une véritable
attitude, ont quelque chose d'une résistance plus politique
(socialement parlant). Peu importe les interdits et les conventions,
l'enfant n'hésite pas à à se servir et pour lui le droit de
propriété (auquel tiennent tant sa nouvelle famille bourgeoise) n'a
pas lieu d'être.
Des
gestes de résistance pasoliniens, des lamentations jusqu'au
personnage de la trilogie de Bill Douglas, il est possible de saisir
que les corps sont traversés par des survivances : formes et
énergies inconscientes qui traversent les âges. Mais toujours le
geste véritable est libre, en cela qu'il est malgré tout rupture.
Ces gestes deviennent alors des comportements, des attitudes de
résistance, attitude du vagabond ou bien de l'enfant qui se
révolte en silence. Gestes qui paraissent quotidiens mais qui sont
en fait chargés d'un sens politique.